16
A l’instant même où Jon s’échappait du camion, le pick-up Dodge blanc et cabossé de Kevin s’éloignait à pas de tortue du Gold Pan. Ses phares parvenaient à peine à transpercer la tempête de neige qui faisait rage. Les chaînes crissaient sur l’épaisse couche blanche recouvrant la route qui n’avait pas encore été déblayée.
Amy était blottie contre lui. Une de ses mains montait et descendait sur sa cuisse, chaque fois plus près de son sexe en érection, tandis que l’autre taquinait le lobe de son oreille. Elle ne cessait de lui chuchoter des promesses, de lui raconter toutes les choses qu’ils allaient faire ensemble, de lui énumérer tous les endroits où ils pourraient aller, ainsi que tout ce qu’ils allaient posséder maintenant qu’elle était avec lui.
Kevin avait été saisi de panique lorsqu’on les avait surpris en train de batifoler dans la cave. Il était certain qu’on allait le virer. Yreka était une petite ville où les rumeurs circulaient vite. Il aurait donc du mal à trouver une nouvelle place. Mais Amy avait vite apaisé ses craintes.
— Tu n’as plus besoin de travailler à présent, avait-elle affirmé. Tu m’as, moi. Nous prendrons soin l’un de l’autre.
Bien qu’il n’ait aucune raison de la croire, il lui fit confiance. Ses paroles, le ton sur lequel elle les avait prononcées l’avaient rassuré, et il avait eu envie de la regarder droit dans les yeux. Sa présence même le tranquillisait.
Pour l’heure, ils s’en allaient chez lui afin d’y prendre quelques effets personnels. Puis, dès que l’autoroute serait réouverte, ils partiraient… pour toujours. Comme il frissonnait de plaisir sous les caresses d’Amy, il se mit à rêver de toutes les villes où ils iraient, de toutes les choses qu’ils allaient découvrir, quand brusquement…
… Amy se raidit à son côté. Elle planta les ongles dans sa cuisse et poussa un drôle de cri étranglé.
— Qu’est-ce qui s’passe ? demanda Kevin.
Amy ferma les yeux et se prit la tête à deux mains, tout en poussant un sifflement rauque.
— Amy ? Qu’est-ce t’as ?
Kevin ralentit, puis alla se garer sur le bas-côté de la route.
— Non-NON ! aboya-t-elle. Rou-roule !
— Mais…
— Roule, j’te dis ! Elle… elle ne va pas bien… Il lui est arrivé quelque chose.
— Mais à qui ?
Amy se cogna la tête contre le tableau de bord et hurla :
— Emmène-moi loin d’elle tout de suite !
… Au même moment, Bill déclarait aux clients dans le restaurant :
— O.K., vous ne devez pas paniquer, car nous contrôlons la situation. Nous devançons ces créatures.
Seulement, ce fut la panique. Les routiers installés au comptoir se mirent tous à parler en même temps en s’égosillant. Certains racontaient de curieuses histoires avec des lézards de nuit. D’étranges expériences qui avaient eu lieu un peu partout dans le pays et dont leurs collègues leur avaient fait le récit. Familles et couples se levèrent brusquement de table et s’empressèrent de gagner la porte.
— Non, non ! s’époumonait Bill. Vous ne pouvez pas sortir. Il ne faut surtout pas quitter le restaurant.
En désespoir de cause, Bill se tourna vers Byron, mais il était en train de discuter calmement devant le comptoir avec le camionneur qui transportait de l’ail.
Soudain, Byron se tourna vers Bill.
— Bon, viens, faut qu’on sorte dans la nuit pour aller chercher cet ail.
Bill leva une main et voulut encore s’adresser à la salle dans l’espoir de convaincre les gens de rester à l’intérieur. Seulement, il entendit un bruit. Tout le monde l’entendit également. Le silence s’installa aussitôt. Tous tendaient l’ouïe.
Un hurlement. Un hurlement horrible, perçant et qui s’approchait, s’approchait…
Une femme obèse se leva brusquement en renversant sa chaise et désigna du doigt la fenêtre la plus proche en poussant des cris. Toutes les têtes se tournèrent dans cette direction. Des exclamations retentirent dans toute la salle.
Tout d’abord, Bill crut qu’il s’agissait d’un immense oiseau. Mais cette idée était tellement sotte qu’il faillit éclater de rire. Quand il reconnut « la Reine », il tomba à genoux en s’égosillant :
— Tout le monde à plat ventre !
Et chacun tenta de se mettre à l’abri dans un fracas de vaisselle cassée et de chaises renversées. Le hurlement s’amplifia au point de provoquer l’explosion des vitres. Tout en se protégeant la tête de ses bras, Bill leva le nez.
La bouche de la femme-chauve-souris était grande ouverte, ses yeux exorbités. Elle tenait dans ses bras une espèce de baluchon. Et ce baluchon hurlait également. C’était un enfant… une petite fille.
La foule hurlait à pleins poumons. Des gerbes de verre cassé tombaient en pluie, à chaque fois que le monstre se cognait aux lampes suspendues au plafond. Des éclats d’ampoule étaient projetés partout dans la salle.
Volant en cercles, ses immenses ailes créant un vent qui charriait une odeur de viande avariée, le monstre continuait à glapir. Et la petite fille dans ses bras pleurait comme un nouveau-né.
— Mon bébé ! s’écria une femme.
Bill regarda d’où provenait cette voix et il aperçut la serveuse qui l’avait arrêté, ainsi que Byron, alors qu’ils se rendaient dans la cave. Les yeux emplis de terreur, elle se tenait, bras grands écartés, face au monstre.
— Mon bébééé ! Seigneur, c’est ma petite fille !
Indifférente au danger, elle se rua sur la femme-oiseau dont les ailes se mirent à trembloter. Le monstre piqua vers le sol, poussant encore un cri hideux.
— Shaww-na ! Shaww-na ! hurla la serveuse d’une voix rauque.
Byron plongea en avant, empoigna Jenny par les jambes et la fit tomber par terre ! Tout en la maintenant fermement, il la couvrit de son corps, pendant qu’elle se débattait pour se relever.
— Shawna ! mon bébé ! S’il vous plaît, ne faites pas de mal à mon bébé !…
Au même moment, Jon courait dans la tempête de neige. Derrière lui, un bruit de cavalcade se rapprochait. Il essaya d’accélérer l’allure, mais ce qu’il venait de vivre dans la remorque l’avait épuisé. Il était à bout de forces et à la limite de sa résistance nerveuse. Ses poumons étaient en feu et des crampes lui broyaient l’estomac. Il chancelait déjà lorsqu’on l’attaqua par-derrière. A la seconde où il heurta le verglas, deux mains le harponnèrent dans le dos, le maintenant plaqué au sol. Il haletait, en quête d’air. Les deux filles, elles, ne respiraient pas.
— O.K., fit l’une, qu’est-ce qu’on fait de lui ?
— J’sais pas. Juste… juste… oh… et merde, j’me sens pas…
— Moi non plus. Mais, mais qu’est-ce… qu’est-ce qui se passe ?
— J’en sais rien. Elle… elle doit… il doit lui arriver quelque chose de grave.
Les deux jeunes filles se mirent à gémir. Elles relâchèrent Jon. Il était trop épuisé pour se remettre à courir et les regarda par-dessus son épaule.
Elles étaient à genoux et se tenaient la tête à deux mains. Leurs lèvres retroussées dévoilaient leurs crocs. Elles s’arrachaient les cheveux, corps secoués de convulsions. Le bonnet bleu tomba par terre. La blonde se griffa le visage…
… Et à ce moment-là, la Reine atterrit avec lourdeur, indifférente aux supplications de la mère de la fillette. Elle heurta une table, libérée quelques secondes auparavant, la renversa, envoyant valser couverts, assiettes et verres. Les ailes massives et dures comme du cuir perdirent de leur rythme. En essayant désespérément de reprendre de l’altitude, l’immonde Reine lâcha la fillette et s’effondra sur le comptoir réservé aux routiers. Elle patina sur plusieurs mètres, renversant cafetières, sucriers et pots de crème. Tout en battant piteusement des ailes, le monstre restait affalé sur son ventre en lançant des ruades et en agitant follement les bras.
Elle allongea le cou, ouvrit grande sa gueule hideuse et dévoila ses crocs entre lesquels sa langue noire frétillait. Puis elle poussa un interminable hurlement éraillé, ses yeux quasiment expulsés de leurs orbites.
Byron se redressa sur les genoux, tenant son arme à deux mains.
— Tout le monde à terre, bon Dieu ! tonna-t-il pour dominer les hurlements de la foule terrorisée.
Alors, il vida son arme sur le monstre qui se tortillait sur le comptoir.
Lorsque les détonations cessèrent, le silence retomba dans la salle. Tous les regards se portèrent sur la femme-chauve-souris à présent immobile. Lentement, elle tourna sa tête agitée de tremblements vers Byron et le menaça de ses crocs, tout en poussant une espèce de grognement. Les projectiles fichés dans son corps l’avaient simplement mise en colère.
Plusieurs femmes se mirent à hurler, dont Jenny Lake qui se dirigea vivement à quatre pattes vers sa fille et la couvrit de son corps pour la protéger tout en sanglotant.
Byron recula en trébuchant, tout en cherchant fébrilement dans sa poche la boîte de munitions.
Pris de panique, il observait le monstre qui se démenait à nouveau sur le comptoir. La Reine s’écroula en tombant sur des tabourets, puis sur le sol et rampa aussitôt vers lui.
Les hurlements atteignirent une intensité insoutenable dans la salle. Des hommes criaient comme de petits garçons. Des enfants se précipitaient pour aller se cacher sous les tables, leurs chaussures crissant sur les débris de verre.
— Salope ! brailla Byron en vidant les douilles de son barillet dans la paume de sa main. Oooh ! mama mia, grosse salope !
Il recula encore jusqu’à la hauteur de Bill qui, toujours debout, observait le monstre gigoter sur le sol. Il se passait maintenant une chose très étrange. À la lueur dure des lampes de secours, ils virent en effet la créature muer.
Byron en laissa choir sa boîte de balles. Celle-ci s’ouvrit et des projectiles roulèrent dans toutes les directions.
— Merde ! merde ! cria-t-il en heurtant Bill.
— Regarde ! lança ce dernier en l’empoignant par le bras.
Le corps entier de la femme-animal tremblotait comme de la gelée. Elle se traînait à plat ventre en crachant de la salive, gueule béante, ses ailes ratatinées balayant le sol derrière elle.
Les serres déchiraient la moquette et elle claquait des crocs en fixant Byron. Sous la fine pellicule de poils grisâtres, sa chair pâle noircissait en se racornissant comme du raisin sec. Tout en se ratatinant ainsi, elle épaissit au point de former une sorte d’enveloppe calleuse autour de son corps osseux. Son visage prit l’aspect d’un crâne de chien mort. Ses yeux saillants s’enfoncèrent rapidement dans les orbites de plus en plus creuses. Ses joues fondirent à vue d’œil et deux creux vinrent flanquer son museau de plus en plus long. Ses crocs jaunirent et tombèrent, d’abord un par un, puis plusieurs en même temps. Finalement, les lèvres noires et réduites à un simple trait restèrent retroussées sur des gencives nues et ratatinées. Des plaies semblables à des fleurs vénéneuses apparurent sur tout son corps d’où suppurait un liquide visqueux dégoulinant sur le sol. Elle tendit un bras maigre comme une baguette de tambour vers Byron, tout en poussant des espèces de râles de plus en plus faibles. Le Noir recula encore de quelques pas. Alors…
… Les yeux torturés de la bête se portèrent sur Bill. Un instant, elle se figea, bras tendu, doigts en éventail. Puis elle ferma le poing, brandissant un index acéré comme un couteau. Elle continua à menacer Bill ainsi, alors que son corps se putréfiait et que ses ailes se racornissaient à la manière de longs rubans de papier brûlé. Ses cheveux formèrent une petite mare grise autour d’elle. Ses lèvres, toujours retroussées, remuaient comme si elle avait voulu parler, puis s’immobilisèrent. Ses yeux se mirent littéralement à fondre, se répandant en larmes laiteuses sur ses joues. Enfin, ses mâchoires se détachèrent. Malgré le vacarme des clients en proie à une terreur sans nom, Bill entendit le léger craquement que produisit la nuque, lorsque la tête soudain sectionnée tomba sur le sol et roula sur plusieurs centimètres. Elle s’arrêta non loin du pied de Bill, les orbites vides d’aveugle fixées sur lui. Alors, les bras se brisèrent net à hauteur des articulations. Le corps déjà racorni se dégonfla comme un ballon crevé, dégageant des odeurs pestilentielles qui firent vomir tripes et boyaux à plusieurs personnes. La peau noire s’écailla par plaques, laissant les os à nu qui s’émiettèrent comme de la craie. D’innombrables et minuscules débris s’amoncelèrent en un tas de poussière qui remplaçait désormais ce qui avait été le corps de la Reine. Puis une rafale glaciale soufflant par l’une des fenêtres brisées emporta une partie des cendres du monstre.
Hormis quelques sanglots et des hoquets dus à la nausée, un silence total régnait dans le restaurant. Puis, peu à peu, les clients retrouvèrent leur langue. Le bruit des voix s’amplifia. La panique absolue avait cédé la place à la peur et à une extrême confusion.
— Bon Dieu, murmura Bill, mais que s’est-il passé ?
— J’en sais foutrement rien, répondit Byron en essayant de retrouver son souffle. Je suis tout simplement très, très heureux que ça se termine de cette façon.
— ô mon Dieu, au secours ! Mon bébé saigne ! s’écria Jenny, à genoux au côté de sa fille. Elle saigne ! Elle est blessée ! Ô mon Dieu, je crois qu’elle a été…
Un bruit venant de l’extérieur interrompit Jenny au milieu de sa phrase. Un bruit d’abord faible mais qui en s’amplifiant devint reconnaissable : un hurlement suraigu. Tous les regards se détournèrent du tas de cendres noires et moisies pour se porter vers la fenêtre brisée à travers laquelle soufflaient toujours des rafales de vent charriant de la neige. Un deuxième hurlement, puis un troisième se joignirent au premier et bientôt, retentit un chœur de cris pas tout à fait humains, à vous glacer le sang. Et parmi eux, une voix à peine audible qui donna instantanément le frisson à Bill.
— Papaaa ! papaaa !
A. J. entra en coup de vent dans le restaurant.
— Bill ? c’était-tait lui ? bredouilla-t-elle d’une voix tremblante. E-Était-ce no… notre Jonny ?
Se tournant vers Byron, Bill lança d’un ton sec :
— Apporte un peu d’ail.
Et il se précipita hors du restaurant.
Byron sauta par-dessus l’un des comptoirs, se rua jusqu’à l’une des caisses d’ail encore pleines, abandonna un instant son pistolet et bourra toutes ses poches de gousses d’ail. Après quoi, il glissa son arme sous son ceinturon, souleva un carton tout en ordonnant au routier qui transportait de l’ail :
— Prends-en toi aussi et suis-moi.
Puis à la salle :
— Nous allons avoir besoin de l’aide de tout le monde. Que ceux qui souhaitent rester vivants viennent me donner un coup de main.
Après cette déclaration, Byron courut dehors.
… Pendant ce temps-là, Jon rampait frénétiquement sur la neige pour échapper aux deux filles qui poussaient des gémissements d’animaux torturés. Elles se griffaient le visage, ouvrant de profonds sillons dans leur chair qui ne saignait pourtant pas. La blonde fixa Jon avec des yeux si exorbités qu’il eut l’impression qu’ils allaient se détacher de son visage. A la manière d’un chat menaçant d’attaquer, elle rampa vers lui dans la neige, bouche grande ouverte, les crocs luisant de salive, grognant de rage. Pendant ce temps, l’autre fille plantait les ongles dans ses propres yeux. Un liquide visqueux dégoulina sur ses doigts et les deux orbites se réduisirent à deux cavernes vides…
Jon se redressa en chancelant. Il appela de nouveau son papa en hurlant à pleins poumons, tandis que de violents râles d’agonie retentissaient dans la nuit, tout autour de lui. Des gémissements de brûlées vives…
… Des voix masculines vinrent se mêler à ces lamentations. Des cris de peur et de douleur…
… Puis des femmes descendirent de plusieurs cabines de camions et se mirent à courir en glapissant autour de lui, comme si elles avaient été traquées par des êtres sortis de cauchemars. Certaines étaient nues, d’autres à moitié vêtues, comme si elles avaient soudain sombré dans la démence alors qu’elles s’habillaient…
Plongeant en avant, la blonde parvint à saisir les revers de pantalon de Jon. Il trébucha et ses appels au secours se muèrent en hurlements de terreur pure…
… Quand il fut ceinturé dans le dos et, l’arrachant brusquement à la poigne de la blonde, on le poussa sur le côté.
Lorsque Jon découvrit que c’était son papa, ses hurlements se transformèrent en pleurs de soulagement. Bill balança un coup de pied dans le visage de la fille qui tomba à la renverse en poussant un grognement de surprise. Puis il prit son fils par le bras et l’entraîna vers le restoroute, tout en lui demandant s’il n’était pas blessé.
Incapable de prononcer la moindre parole, Jon se contenta de faire signe que non. Bill jeta un rapide coup d’œil en arrière. Il vit plusieurs silhouettes qui couraient en tanguant, d’autres qui rampaient dans la nuit.
Lorsqu’ils pénétrèrent dans le Gold Pan, ils croisèrent l’énorme Noir que Jon avait vu en compagnie de son papa avant d’être kidnappé. Bill lui cria :
— Accroche de l’ail autour des fenêtres. Elles sont partout et elles sont devenues complètement folles.
Plusieurs hommes suivirent Byron hors du restaurant. Tous hurlaient des jurons ou posaient des questions d’un ton affolé, tout en fonçant à bride abattue vers le parking.
Dans le Gold Pan, Adelle courut à la rencontre de son fils. Elle l’enlaça et le tint serré contre son cœur tout en l’appelant de mille petits noms sucrés.
— Ô mon Jonny ! Ô Seigneur, merci ! Je m’excuse, pardonne-moi de m’être mise en colère avec toi. Merci, mon Dieu. Mon trésor, est-ce que ça va ? Tu es blessé ? Est-ce que ce monstre t’a fait mal ?
Jon prit un air hébété, comme si on l’avait arraché soudain d’un profond sommeil. Pendant un moment, il regarda en silence tous ces gens qui, dans la pénombre, l’entouraient et l’observaient. Ils avaient tous l’air affolé.
— Non, murmura-t-il enfin, lorsque sa mère s’écarta pour mieux le regarder. Non, m’man, j’suis pas blessé. Mais il y avait… une petite fille, ajouta-t-il, l’air visiblement très soucieux…
Au même moment, Kevin perdit les pédales. Le pick-up dérapait dangereusement sur le verglas, alors qu’Amy continuait de hurler comme une possédée, martelant la portière et la vitre. Puis elle planta ses ongles dans le tableau de bord et le siège, arrachant des morceaux de vinyle. Kevin lui cria d’arrêter ou du moins de lui expliquer ce qui n’allait pas, de lui dire quelque chose, n’importe quoi, mais elle ne semblait plus du tout avoir conscience de sa présence. Finalement, il essaya de se concentrer sur le volant pour reprendre le contrôle de son véhicule…
… Trop tard. Les pneus patinèrent sur le verglas, firent glisser la voiture en travers de la route et la Dodge alla verser dans le fossé.
— Amy ! brama Kevin. (Il coupa le moteur en se rencognant contre la portière, le plus loin possible de cette furie.) Amy, mais qu’est-ce que t’as, bon Dieu ? Arrête ton cirque !
Mais Amy l’ignora. L’avait-elle seulement entendu ? Elle continuait de se déchaîner, se cognant et se griffant, s’arrachant les cheveux par poignées. Parfois, entre deux hurlements, elle marmonnait quelques paroles. Figé par la terreur, interloqué, Kevin tendait l’oreille dans l’espoir de saisir des bribes :
… Qu’est… ce… causé… mort… Com…ment a…-t-elle… pu mo… mourir…
Comment a-t-elle pu mourir ?
Kevin fronça les sourcils. Il avança la main vers la poignée de la portière qui se trouvait derrière lui. Il espérait parvenir à se faufiler dehors pour retourner à pied jusqu’au Gold Pan. Il avait finalement compris que se faire la malle avec Amy aurait été une très grande erreur, car cette gonzesse était folle à lier, encore plus tordue que des montagnes russes. Il referma ses doigts suintant de sueur autour de la poignée, tira et…
… À cette seconde-là, le silence tomba dans la Dodge. Et au même instant, Amy se tourna vers Kevin. Comme pétrifiée, elle le regardait fixement. Sa peau était devenue encore plus blanche. Ses yeux, plus caverneux. Sa chevelure en bataille évoquait les serpents grouillant sur la tête de la Méduse…
… Alors, les bras ouverts, elle plongea vers lui. Ils passèrent au travers de la portière, puis roulèrent sur la neige…
… Kevin sentit les dents d’Amy s’enfoncer dans son épaule, puis dans sa nuque. Elle lui griffa le visage, l’empoigna par la tignasse, renversant sa tête en arrière de sorte qu’il lui offre sa gorge. Amy releva la tête, ouvrit toute grande sa bouche en poussant un grognement de chien affamé…
… Kevin ressentit alors avec force les palpitations de la veine qui courait juste sous sa mâchoire. C’était cette veine-là, comprit-il, qu’Amy fixait, le visage planant juste au-dessus du sien. Soudain…
… Elle baissa la tête. Ses crocs transpercèrent la chair. Elle referma ses mâchoires d’un coup sec…
… Le hurlement de Kevin fut étouffé dans le bouillonnement de son propre sang.